Après avoir considéré le monde, le nihiliste laisse tomber cette terrible sentence : « Rien n’a de valeur ».
Ni le bonheur, ni l’existence même de l’homme et de même pour le reste : tout pourrait disparaître sans regrets !
Que lui répondre ? Est-il possible de lui montrer que quelque chose au moins, ait une quelconque valeur ?
Difficile, car personne ne s’accorde : pour l’un ce qui a une valeur, c’est l’ordre, pour l’autre le désordre. L’un aime les voyages, l’autre préfère la lecture. Certains crient « vive la patrie ! », d’autres « vive la liberté ! ». Tel aime la nature dans laquelle il se promène, tel autre la détruit.
Nul consensus, nulle évidence donc, dans le domaine des valeurs.
Certains accordent même une valeur à la violence, aiment nuire, faire souffrir : le mal est lui aussi objet d’amour !
Qu’est-ce qui a réellement une valeur ? Que répondre au nihiliste ?
Voici surgir le problème le plus obscur : le problème des valeurs.
Comment le résoudre ? Comment trouver ce qui a une valeur réelle ? Quelle méthode suivre ?
Probablement en nous intéressant à un problème antérieur, plus fondamental encore :
Qu’est-ce qu’une valeur ?
Ouvrons un livre sur les valeurs : nous y trouvons quelque chose de la forme suivante : « Parlons des valeurs : le beau, le vrai, le bien… »
Une telle approche n’a pas saisi la radicalité du problème, car le nihiliste nie précisément que le beau, le vrai, le bien, aient une quelconque valeur, donc que ce soit des valeurs.
On ne peut donc s’appuyer sur ces exemples pour élaborer une réflexion authentique sur les valeurs. On se donne d’emblée dès le début ce qu’il s’agit précisément de démontrer, ce pourquoi cette approche ne peut être que dogmatique.
Un trouble nous saisit donc : comment élaborer une réflexion sur les valeurs, sans pouvoir s’appuyer sur aucune valeur reconnue comme telle, quelle qu’elle soit ?
Tel est pourtant le défi que nous lance le nihiliste.
De même, dans ce type d’ouvrage, on parle de différents genres de valeur : les valeurs économiques, morales, esthétiques, religieuses…
Mais ce que je cherche, c’est la valeur de la morale, de la religion, de l’art, etc.
Et la valeur de la morale n’est pas elle-même une valeur morale, ni la valeur de l’art une valeur esthétique
Pas plus que le courage n’a de valeur courageuse ou la peur de valeur peureuse
La pluralité des choses qui ont une valeur n’entraîne pas la pluralité des valeurs. Ainsi la valeur n’a de sens qu’au singulier.
Ce qu’il faut chercher, c’est ce qu’est cette valeur, au singulier, unique, que sont susceptibles d’avoir toutes ces choses.
De même par valeur, il n’est pas question ici de ces qualités que l’on prête à un objet ou une personne.
« Il est gentil », « ce marteau est solide », « ce cheval est rapide ».
La question de la valeur n’a pas avancé d’un pouce par de tels jugements : la véritable enquête doit examiner si ces qualités gentillesse, solidité, vitesse… ont une valeur.
Ainsi la valeur se situe sur un autre plan, supérieur à celui des qualités, un plan « meta qualitatif ».
De même, la valeur n’est pas le bien, ni la fin.
C’est sous le titre de bien suprême, ou de souverain bien, ou de fin ultime, que la tradition philosophique a cherché ce qui a le plus de valeur.
Mais c’est là oublier que la valeur suprême pourrait ne représenter rien de bon pour nous : elle pourrait constituer un danger pour nous, nous nuire, s’il s’avérait que la valeur suprême était le mal ou le néant. Un résultat possible de notre enquête, hélas ! Auquel cas il serait impropre de l’appeler bien suprême ou fin ultime.
Il est possible que la valeur suprême soit pour nous un bien ou une fin, mais rien ne nous autorise à le postuler dès le départ.
De même, chercher la valeur, ce n’est pas chercher le sens – trouver le sens de la vie - car peut-être que ce qui a une valeur, c’est l’absurde.
Et ce n’est pas parce que je trouve un sens à ma vie, par exemple, une activité qui m’épanouisse, que la valeur de ma vie est fondée en quelque mesure par là.
De même, la recherche sur les valeurs ne relève pas de la morale : en quoi la valeur d’une œuvre d’art, ou d’un fruit, concerne-t-elle la morale ?
En revanche, la morale repose, ultimement, sur cette enquête : en effet, lorsque l’on cherche le fondement de la morale, ce que l’on cherche à établir, c’est la valeur de la morale, ou que le bien a plus de valeur que le mal.
Il ne suffit pas d’établir que la morale est bien un devoir, ou que la morale nous rend heureux, car l’on pourra toujours nous répondre : ce qui a une valeur, c’est violer nos devoirs, ou : ce qui a une valeur, c’est la disparition de l’homme, et avec lui, son aspiration au bonheur !
Nous le voyons : beaucoup de confusions.
Les mots s’enchevêtrent, sont pris l’un pour l’autre, de sorte que le problème des valeurs n’a pu être résolu, peut-être parce qu’il n’a jamais été posé
Alors, qu’est-ce que la valeur ?
Partons d’une définition provisoire :
Avoir une valeur, c’est être digne d’amour
Et occuper une place élevée dans la hiérarchie de toutes choses.
Par la suite nous la modifierons peut-être : il se pourrait que la conclusion d’une telle recherche soit précisément une redéfinition de la notion de valeur
La question : qu’est-ce qui a une valeur ? devient donc :
Qu’est-ce qui est digne d’amour ?
Et : qu’est-ce qui occupe une place élevée dans la hiérarchie ?
Quelle méthode pour cette enquête ?
Certaines méthodes ne sont que des chemins qui ne mènent nulle part. Lesquelles ?
Cet arbre, si l’on me demande : « de quoi est-il fait ? », je saurai répondre : de bois.
Mais si l’on me demande : « a-t-il une valeur ? », je ne sais quoi dire, ni quel outil utiliser pour répondre à cette question.
Car ce n’est pas en le coupant avec une hache, ni en le sciant, que quelque chose comme une valeur nous apparaîtra comme par magie.
De même, j’aurai beau opérer toutes les expériences possibles sur une lampe, la démonter, la soumettre à un courant électrique, etc… il ne semble pas que je puisse trouver sa place dans la hiérarchie.
En revanche, je saurai comment elle fonctionne, de quoi elle est composée, etc.
Ainsi ce n’est pas par l’expérience que l’on peut découvrir la valeur d’une chose.
L’expérience peut nous apprendre ce qu’est une chose, nous donne des renseignements précieux sur son essence ou son fonctionnement, mais rien sur sa valeur.
Ce qui est heureux, car si tel était le cas, nous ne pourrions savoir que le meurtre est haïssable tant que nous n’aurions pas expérimenté la chose en tuant de nos propres mains, et la morale ne pourrait être professée que par les assassins.
De même, ce n’est pas en identifiant telle ou telle qualité dans la chose que nous résoudrons le problème des valeurs.
L’arbre est utile car son bois permet de nous chauffer : on n’a fait que remplacer quelque chose dont la valeur est non fondée – l’arbre - par quelque chose dont la valeur est non fondée – l’utilité.
Certains soutiennent que ce qui a une valeur, c’est l’inutile. Et si nous répondons : l’utilité a une valeur, car cela rend l’homme heureux, cela ne ferait que reporter le problème. Car on nous demanderait alors : en quoi est-ce que le bonheur de l’homme a une valeur ? ce que nie le nihiliste.
Ainsi la méthode qualitative renvoie à une régression à l’infini.
Lorsque donc nous rencontrerons quelqu’un qui aime une chose, nous pourrons nous « payer le luxe » de lui concéder que toutes les qualités sont présentes en cette chose (belle, bonne, indispensable, enrichissante, etc.)
Mais à cet homme étonné nous devrons ajouter : « Mais en quoi est-elle aimable pour autant ? »
Et si nous nous reposions, tout simplement, sur l’évidence ?
N’est-il pas évident que le plaisir a plus de valeur que la douleur, que le bien vaut mieux que le mal ?
Celui qui le nie n’est-il pas simplement de mauvaise foi ?
En fait, toute évidence de ce type se dissout d’elle-même dès qu’elle est formulée.
Ainsi, il paraît évident que l’aventure est préférable à la routine, mais dans les faits, assiste-t-on à des départs en masse à l’autre bout du monde ?
Ou que la richesse est préférable à la pauvreté : mais certains fuient les biens matériels, pour vivre en ermites dans le dépouillement le plus complet.
Et certains n’éprouvent qu’ennui dans les musées.
Telle société condamne les amours libres, telle autre l’approuve. Ce désaccord va jusqu’à opposer les hommes d’une même société, d’une même région, d’une même ville, d’une même famille.
Et enfin, chacun en lui-même se contredit, accordant soudain une valeur à ce qui, hier encore, l’ennuyait profondément.
C’est là la vérité essentielle du relativisme : nulle évidence dans le domaine des valeurs !
Aura-t-on plus de chance en interrogeant un spécialiste ?
Si nous cherchions la valeur de la danse, qui saurait nous répondre ? Celui qui n’a jamais pratiqué un tel art, et qui reste pesant et disgracieux ? Ou un danseur expérimenté ?
Et la valeur d’un tableau : interrogera-t-on un grand maître, ou un gribouilleur, qui ne produit que de vulgaires croûtes ?
Mais quelle est la différence entre le spécialiste et le néophyte ? Sinon que le premier a bien plus d’expérience que le second en son domaine.
Or rappelons que l’expérience ne nous renseignait en rien sur la valeur d’une chose, mais seulement sur ce qu’elle est, son essence.
Le danseur expérimenté sait donc bien mieux que nous ce qu’est la danse. Lui la vit, dans sa chair même, et il sait comment chaque muscle doit se mouvoir, chaque articulation se plier, afin de nous charmer. Et il parvient, à force d’exercice, à en connaître les mille secrets.
Mais même à ce stade d’expertise, il en ignore, tout comme nous, la valeur.
D’autre part, s’il faut laisser la parole au spécialiste, alors qui mieux que le spécialiste des valeurs est à même de juger des valeurs ?
Ces quatre méthodes ne seront donc jamais que chemins qui ne mènent nulle part : le recours à l’expérience, la recherche des qualités, la saisie des évidences, et l’interrogation des spécialistes.
Et toujours chez nos interlocuteurs, nous les retrouverons et les congédierons.
Nous voilà égarés, semble-t-il. Mais déjà certaines choses nous apparaissent dans notre rencontre avec le relativisme.
Dont ce point essentiel : à tout jugement de valeur s’oppose un jugement de valeur égal, puisqu’aucun d’eux n’est fondé.
Ce pourquoi il y a problème : le problème des valeurs.
Et que toute chose, même la plus absurde ou cruelle, est aimée par quelqu’un.
Voici un spectacle fascinant, qui a de quoi nous laisser perplexe, et pourtant c’est de nous dont il s’agit :
C’est le spectacle de l’homme aimant, en ses mille amours !
De là cette terrible conséquence :
Nous devons suspendre nos propres jugements de valeur, puisque ceux-ci, sans fondement, n’ont aucun poids.
Par conséquent, il nous faut arrêter de condamner ce qui nous paraît méprisable et de louer ce qui nous paraît aimable.
C’est là un état d’esprit assez singulier, car il s’agit en quelque sorte de devenir comme une éponge, qui n’aime et ne méprise rien.
C’est l’exact contraire de l’état d’esprit du dogmatique, qui adhère au premier degré à ses jugements de valeurs, en quelque sorte englué en eux.
Il vit tout entier confiant dans les fins qu’il s’est fixées, rien n’a jamais ébranlé la substance de sa vie. Il coïncide avec lui-même, ne connaît pas le doute.
Le problème des valeurs ne lui apparaît même pas en tant que tel. Ce n’est pour lui qu’un problème théorique, un simple divertissement pour occuper les esprits oisifs.
Il est inutile d’exposer notre projet à un tel homme. Il ne peut qu’être irrité par une telle recherche, ne supportant pas de voir la valeur de ce qu’il aime passée à la question, et rejettera toute conclusion qui n’aille pas dans le sens de son amour.
Le dogmatique peut devenir militant, s’il consacre sa vie à ce à quoi il accorde arbitrairement de la valeur, sous le mode de l’action.
Dans cet engagement, son rapport au monde devient celui de l’indignation perpétuelle.
Il tente de masquer son impuissance à fonder la valeur de ce qu’il aime en protestant énergiquement et sans discontinuer contre les jugements de valeur qui lui semblent choquants, absurdes, scandaleux, etc…
Il tentera de nous émouvoir et de nous convaincre du bien-fondé de sa lutte en utilisant toutes les ressources rhétoriques irrationnelles dont il dispose.
Il versera des larmes, dressera un index accusateur, sa voix tremblera sous le coup de l’émotion.
Mais cette indignation, si elle peut séduire un instant, ne peut convaincre car elle sonne creux, du fait qu’elle ne porte en elle-même aucun argument.
Mais nous, à présent, nous ne nous laisserons plus intimider par quelque chose de ce genre.
Que de conclusions tragiques sont possibles, dans notre recherche !
Que ferons-nous si nous découvrons que rien n’a de valeur, ou que ce qui a une valeur, c’est le mal ?
Pourrons-nous supporter un tel résultat ? Aurons-nous le courage de l’accepter, ou le fuirons-nous ?
Une angoisse profonde doit donc accompagner chacun de nos pas, car ce qui est en jeu, c’est ce qu’il y a de plus grave.
Une suspension angoissée de nos jugements de valeur, voici donc l’état d’esprit auquel nous devons parvenir, si nous voulons affronter authentiquement le problème des valeurs.
De cette manière au moins, dans notre enquête nous ne nous laisserons pas influencer par nos préjugés et resterons impartiaux.
Le relativisme nous éclaire donc, mais c’est un point de départ. Il ne met pas fin à la recherche des valeurs, mais l’initie : à tout jugement de valeur s’oppose un jugement de valeur égal, pour le moment.
Si notre époque est relativiste, cela ne signifie pas que le relativisme est la seule doctrine des valeurs aujourd’hui valide.
Mais que ce qui prime aujourd’hui, c’est la cacophonie de toutes les hiérarchies de valeurs qui s’affirment haut et fort dans la violence et le bavardage.
Relativisme, fanatisme, patriotisme, cosmopolitisme… Notre monde n’apparaît pas comme celui de la perte du sens, mais celui de l’affirmation de tous les sens possibles.
De là vient l’angoisse contemporaine : du sentiment inconscient que les valeurs en lesquelles nous croyons, et que nous défendons, parfois les armes à la main, ne sont en aucun cas fondées.
L’absence de tout fondement affecte toutes les doctrines axiologiques : relativisme, subjectivisme, nihilisme, n’apparaissent pas plus fondés que l’objectivisme des valeurs.
L’impuissance de l’objectivisme n’est pas une confirmation du relativisme.
L’impuissance post-moderne est si profonde que le jugement « il n’y a de valeur que relative » est aussi peu fondé pour le moment que le jugement inverse « il existe des valeurs absolues ».
De même, le nihilisme est inapte à fonder l’idée que « rien n’a de valeur » ; l’absence de toute preuve de la valeur de la vie n’est pas en elle-même une preuve de la valeur négative de la vie.
Surtout ce qui nous apparaît, c’est ce phénomène : l’oubli de la valeur confondue avec des concepts voisins : bien, fin, qualité…
Question trahie –et donc close- dès sa plus antique formulation
Et en voici un nouveau signe : l’oubli de ce plaisir pris à la valeur d’une chose, le plaisir axiologique.
L’existence et la nature d’un tel sentiment tombe pourtant sous le sens :
Lorsque je pense que quelque chose a une grande valeur, est digne d’amour, alors quand j’aurai un rapport, quel qu’il soit, à cette chose, je ressentirai un vif plaisir.
Par exemple, une promenade en forêt, pour l’amoureux de la nature.
On peut même imaginer que le soi-disant plaisir esthétique que suscite en nous la beauté d’une chose soit en réalité plaisir axiologique, engendré par sa valeur.
Je pense que la force a une valeur, je prends plaisir à contempler cet homme à la mâchoire carrée, ou les flots déchaînés par la puissance de la tempête.
Je pense que la joie a une valeur, je la retrouve avec plaisir dans le gazouillis des oiseaux de ce jardin ou dans le sourire de la Joconde.
En réalité, ce n’est pas la beauté de la chose que j’apprécie, mais la chose elle-même, ou une partie de celle-ci.
Comme souvent nous n’aimons pas l’objet en entier - le lion par exemple, mais seulement l’un de ses aspects, - sa puissance, sa crinière… nous pensons -à tort- qu’il faut supposer en lui une qualité, différente du point de vue ontologique : la beauté.
Notre regard redouble inutilement la réalité. En un sens, il est platonicien.
Au final la beauté apparaît comme une redondance inutile : il n’y a pas de « beau », il n’y a que des contenus de sens que nous aimons ou n’aimons pas !
Ainsi lorsque deux esthètes sont en désaccord à propos d’une œuvre, ce n’est pas parce que l’un aurait vu une qualité mystérieuse, la beauté qui n’apparaîtrait pas à l’autre, pour on ne sait quelle raison. Ni parce que « le beau est subjectif ».
C’est parce qu’une œuvre présente une multitude de contenus de sens : un sujet, une époque, une technique, des couleurs, une conception de l’art, etc. Et que le premier accorde à l’un d’eux une valeur, tandis que le second la nie.
Autrement dit : le soi-disant désaccord esthétique est en réalité désaccord axiologique. Et lui peut être tranché, si l’on parvient à résoudre le problème des valeurs.
On peut trouver belle la couleur rouge, mais lui accorder une valeur, n’est-ce pas curieux ?
Voilà qui ne surprendra que celui qui n’a pas compris que tout était aimé de l’homme, y compris la matière, y compris la froide solidité du marbre ou du granit.
Certains aiment la matière pour elle-même, d’autres pour des qualités spirituelles qu’elle leur évoque comme la sérénité pour la montagne, ou la terreur de l’orage.
Tous ces plaisirs et déplaisirs peuvent s’expliquer sans recourir à la notion de beauté ou d’esthétique.
Maintenant, comme il y a une myriade de contenus de sens dans une œuvre, on ne sait jamais lesquels seront repérés par le spectateur et portés à l’appréciation d’un jugement de valeur :
Une infinité de contenus de sens peuvent être choisis et opposés par le spectateur.
De cette lutte en notre esprit des contenus de sens pour la détermination de la réaction finale de plaisir et de déplaisir, il faut admettre qu’elle nous échappe.
Nous ne pouvons donc pas calculer mathématiquement si une œuvre nous plaira ou non.
Mais cette complexité ne remet rien en cause : il n’en reste pas moins que c’est bien la valeur, et non la beauté des contenus de sens qui détermine s’il y a ou non plaisir.
L’art ne perd rien de la disparition de l’esthétique.
L’œuvre d’art apparaît maintenant comme une chose susceptible de présenter des contenus de sens ayant une grande valeur.
Les musées sont des lieux où peuvent se vivre des expériences de valeur, parfois déconcertantes !
Ainsi voici la valeur qui ressurgit de l’oubli dans lequel elle avait sombré.
Mais on ne peut parler d’oubli, ni de perte, de ce qui ne s’est jamais présenté comme souvenir, ni comme gain.
Voici, en tous les cas, les pièges et chausse-trappes qui attendent les imprudents engagés dans cette téméraire entreprise : la recherche de la valeur !
A notre tour, aventurons-nous, en progressant à tâtons.
Y a-t-il autre façon d’avancer dans la nuit la plus noire ?
Demandons-nous donc : où chercher la valeur des choses ?
Dans l’objet ?
Notre enquête a montré qu’il était vain et naïf de chercher la valeur dans l’objet, comme si en sciant l’arbre, celle-ci nous apparaîtrait.
Et le relativisme de notre époque résulte probablement de l’échec millénaire de l’objectivisme des valeurs.
Peut-être serait-il plus pertinent de tourner notre regard en dedans, et chercher la valeur en nous-mêmes.
Et si la valeur résidait non pas dans l’objet, mais dans le sujet qui le contemple ? Peut-être est-ce l’être humain qui donne sa valeur au monde…
Voici la théorie qui doit être examinée :
L’homme ne se contente pas de projeter à tort, comme une fiction, la valeur des choses, mais il la crée réellement, c’est-à-dire que la valeur devient aussi réelle que la chose à laquelle elle est attribuée.
L’homme crée la valeur, comme le sculpteur crée une statue ou le peintre un tableau.
Ce n’est donc pas que le monde est vide de valeur comme le prétend le nihilisme, c’est qu’il est vide de valeurs subsistantes par elles-mêmes, en soi, dans les choses. Mais il est plein de valeurs données par l’homme aux choses.
D’abord, comment un tel prodige est-il possible ?
Croit-on qu’en se mettant devant un objet et en se concentrant, une valeur va sortir de notre tête, traverser l’air et venir s’incarner dans la chose ?
Cette idée de la donation des valeurs ne relèverait-elle pas de la pensée magique ?
En supposant même que cette donation soit possible, cela ne s’oppose pas au nihilisme, ne le contredit pas, puisqu’elle lui concède que les choses n’ont pas par elles-mêmes de valeur.
Si c’est à l’homme de donner une valeur, c’est que le monde est dénué de toute valeur ; or c’est là précisément ce qu’affirme le nihilisme.
La seule manière d’affronter le nihilisme, c’est de contredire ce qu’il affirme, en montrant que le monde a, en lui-même, par lui-même, une valeur.
Enfin, n’est-ce pas là le signe d’un orgueil humain inouï, d’un anthropocentrisme absolu ?
En effet, si l’univers est dénué de toute valeur, si c’est l’homme qui crée les valeurs et les donne, dans sa grande bonté, à l’univers, si l’homme est pour le monde source de valeur, alors l’être humain est le centre axiologique, et non plus spatial, de l’univers.
Cette doctrine consiste donc en fait en une articulation originale du nihilisme et de l’anthropocentrisme et n’a donc pas à être considérée pour elle-même, mais renvoie à l’examen du nihilisme.
De ces différents écueils, nous revenons donc à notre interrogation première : où chercher la valeur ?
De ce qu’il est apparu, ni dans le sujet, ni dans l’objet, soit parce qu’on ne peut donner une valeur à l’objet, soit parce qu’on ne peut l’y trouver.
Se pourrait-il que l’on trouve une troisième voie ?
Une idée nous vient : peut-être n’est-ce ni dans l’objet ni dans le sujet qu’il faut chercher la valeur, mais dans leur rapport, et dans ce rapport particulier qui unit objet et sujet dans le domaine de la valeur : l’amour
Puisqu’est recherché ce qui est digne d’amour, n’est-ce pas par une élucidation du concept d’amour qu’il faut procéder ?
Jusqu’ici, on a cherché en vain la solution du problème des valeurs soit dans l’objet, soit dans le sujet.
Que l’on essaie enfin de voir si on ne trouve pas cette solution dans leur rapport, c’est-à-dire dans l’amour.
Si tu veux savoir ce qui est aimable, adresse-toi à l’amour lui-même !
Suivons-donc cette voie pour découvrir quels paysages elle nous révèle.
Nous parvenons donc, au détour d’un sentier, à cette question antique, qui a accompagné l’apparition de la philosophie elle-même :
Qu’est-ce que l’amour ?
Serait-ce un sentiment qui naît entre deux esprits, et vient les unir ?
En réalité, l’amour peut se porter sur n’importe quel contenu de sens. Ainsi la nature peut être aimée, par le promeneur ou l’écologiste. La musique aussi, par l’enfant malhabile ou le virtuose...
Et ce n’est pas seulement un sentiment de plaisir à la pensée ou la présence de l’être aimé.
En réalité, sous ce sentiment de plaisir, se dissimule quelque chose d’une toute autre nature.
L’amour est également une affirmation, un jugement, et même une thèse, que l’on pourrait résumer ainsi : « ceci, que j’aime, a une valeur ».
Dans la mesure où l’amour attribue une valeur à la chose aimée, il dit quelque chose de quelque chose, ce qui est la définition classique du jugement
Il postule une réalité, celle d’une valeur en l’être ou l’objet aimé, ce qui fait de lui un genre de théorie, de thèse.
Et c’est précisément ce qui le différencie du désir
Je peux désirer quelqu’un sans lui accorder de valeur. Je désire cette tarte aux pommes, sans lui accorder une place élevée dans la hiérarchie de valeurs.
Mais lorsque je tombe amoureux, j’accorde valeur à l’aimé.
L’amour nous apparaît donc maintenant à la fois comme un sentiment et comme une thèse. Ou plutôt, comme une thèse enfouie au cœur d’un sentiment.
Or il semble que ce versant de l’amour a été ignoré, ou objet de moins d’attention que son côté irrationnel ou sentimental, tel qu’il a pu être étudié ou célébré par la psychanalyse, la religion, la poésie, la philosophie, etc.
La question se pose : découvrirons-nous quelque chose d’intéressant si nous explorons cette face cachée de l’amour ?
Nous découvrons tout d’abord une condition essentielle de l’amour, qui apparaît sous forme d’une loi, une loi de l’amour :
Pour aimer, il faut attribuer une valeur à l’aimé.
Si je viole cette loi, et que je dis : « je t’aime, mais tu n’as aucune valeur », mon prétendu amour se transforme en mépris. Un genre de mépris déguisé, qui prend l’apparence de l’amour.
Nous ne pouvons même plus revendiquer le titre d’amant, lorsque nous violons cette condition.
Nous croyons aimer, nous voulons aimer, mais en réalité nous méprisons.
Au-delà de ça, nous découvrons que dans cette face cachée mystérieuse se dissimulent des lois de l’amour, comme conditions essentielles.
Et cette interrogation : à quoi pourrait ressembler cette table des lois de l’amour ?
Une seconde loi se déduit facilement : l’amant doit défendre l’aimé lorsque celui-ci est attaqué.
Supposons que le nihiliste lance à un amoureux de la nature : « La nature n’a aucune valeur », et que ce dernier garde le silence, au lieu de venir au secours de celle qu’il aime en montrant ce qui fait sa valeur…
Quel genre d’amoureux serait-il ? Un bien piètre amant !
Et voici un nouvel exemple, similaire : parfois, deux amoureux dans un assaut d’éloquence se lancent à la figure « Je t’aime, sans raison » ou « je t’aime, sans savoir pourquoi ».
Cela semble admirable, mais en réalité, cela revient à dire : « J’ai beau te regarder, je ne vois vraiment pas ce qui fait ta valeur ».
Une sorte d’insulte donc, déguisée en compliment. Et par conséquent nous rencontrons ici encore un genre de mépris déguisé en amour.
Et ainsi nous pouvons reformuler cette seconde loi de l’amour :
Pour aimer, nous devons être capable de montrer ce qui fait la valeur de l’aimé
Or qu’avons-nous vu, tout à l’heure ?
Que le problème des valeurs n’est pas résolu
Qu’à tout jugement de valeur s’oppose un jugement égal
Que les valeurs ne sont pas fondées
Et de ce fait nous ne parvenons pas à montrer la valeur de ce que nous aimons, ni la valeur négative de ce que nous détestons.
Il semble donc que pour le moment nos amours se révèlent être des genres de mépris déguisés, parce que notre rapport aux choses et aux êtres est de la forme : « Je t’aime, sans savoir pourquoi », ou « je t’aime, sans raison ».
D’après ce qu’il apparaît, la possibilité humaine de l’amour reste à penser.
Certes, on voit de belles histoires d’amour : il ne s’agit pas ici de nier ce qu’il y a de plus tendre et de délicat. Les grands sentiments sont bien réels. Mais l’amour n’est pas qu’un sentiment.
Nous retrouvons ici simplement une doctrine classique : l’amour est conçu comme un idéal, une exigence vers laquelle nous tendons indéfiniment sans jamais pouvoir l’atteindre.
C’est la possibilité de la réalisation de cette tâche qui semblait infinie qui est ici soulevée à nouveau.
Mais alors l’amour devient une chose « qui ne va plus de soi ».
Tant que l’amour n’était considéré que comme un simple sentiment de plaisir, il était facile pour nous de savoir si nous aimions tel ou tel être ou objet.
J’ai du plaisir à contempler la nature et à m’y promener, j’aime la nature, c’est aussi simple que cela.
Si maintenant nous admettons que l’amour, du fait de sa signification, implique en lui-même des conditions, alors la question se pose de savoir si nous avons respecté toutes ces conditions dans notre rapport à l’objet.
Et si ce n’était pas le cas, alors notre rapport à l’objet n’est plus de l’amour, mais toute autre chose.
Il n’est de ce fait plus certain que nous aimions l’objet, bien que nous en ayons l’intention.
Nous voulons aimer l’objet, mais nous n’y parvenons pas.
L’amour devient un problème
Il s’agit maintenant de revenir à notre question initiale
Comment cette réflexion sur l’amour peut-elle venir éclairer le problème des valeurs ?
Depuis la plus antique pensée, le problème des valeurs s’est ainsi posé :
Qu’est-ce qui doit être aimé ?
Mais la notion de droit ou de devoir est ruineuse :
Où se trouve ce prétendu devoir ? Dans les nuages ? Se fonde-t-il sur la raison ? Sur Dieu ? Sur le consentement du plus grand nombre ?
Que répondre à celui qui dit : ce qui a une valeur, c’est désobéir à son devoir, à Dieu, à la raison, au plus grand nombre ?
Ainsi, tant que l’on considère que le problème des valeurs relève du droit, ce fameux « droit dans les nuages », on est condamné à ne pas pouvoir y répondre.
Mais voici une nouvelle définition de la valeur, qui évite soigneusement la notion de droit :
Avoir une valeur, c’est être aimable, c’est-à-dire pouvoir être aimé, de fait.
Cette définition n’utilise que le concept d’amour : en fait, le concept –obscur- de valeur s’abîme entièrement dans celui –plus clair- d’amour et il n’est rien hors cela.
Il peut même être abandonné et la question : « Qu’est-ce qui a une grande valeur ? » être remplacée par la question « Qu’est-ce qui est aimable ? ».
Qu’est-ce qui peut être aimé ?
Mais tout, semble-t-il, et c’était même notre point de départ : toute chose, même la plus absurde ou la plus cruelle, est aimée
Mais ce que nous venons de voir, c’est que l’amour n’est pas que ce sentiment de plaisir, et qu’il pouvait se renverser en mépris déguisé, si nous violons l’une des lois de l’amour.
Si l’amour devient un problème, « Qu’est-ce qui peut être aimé ? » est une vraie question.
Et nous voici à présent au cœur de notre réponse au problème des valeurs :
Nous saurons donc qu’une chose qui viole une seule loi de l’amour n’est pas aimable.
Pourquoi ? Car la violation de ces lois nous fait entrer non pas dans l’amour, mais dans un mépris déguisé.
Or si nous ne pouvons accéder à une chose que par un ou plusieurs mépris déguisés, c’est qu’elle est méprisable, puisque nous ne pouvons, de fait, y accéder que par mépris, et qu’il n’y a aucun moyen d’avoir un rapport d’amour avec elle.
Ne pouvant être que méprisée, elle ne peut être aimée : elle n’est donc, tout simplement pas aimable, car on ne peut, de fait, l’aimer.
Pour trouver la valeur d’une chose, c’est donc simple :
Il faut tout d’abord identifier toutes les lois de l’amour
Une fois cette « table des lois » dressée, il faut vérifier que l’objet examiné n’a pas une nature qui fait que dans notre rapport à celui-ci, on violera automatiquement une de ces lois.
S’il en viole une, il n’a pas de valeur ; s’il n’en viole pas, il a une valeur.
Cette liste de lois n’ayant jamais été dressée, le problème des valeurs n’a pu être résolu.
Si l’on veut déterminer ce qui est mangeable, il faut savoir ce qu’est manger : apporter à son organisme des éléments nutritifs qui permettent son bon fonctionnement.
Nous saurons alors qu’est mangeable seulement ce qui correspond à ce critère, et immangeable ce qui nuit à notre organisme.
Nous déduisons donc ce qui est mangeable de ce qu’est « manger ».
De même, nous déduirons ce qui est aimable de ce qu’est « aimer ».
C’est cela que laissait entendre cette formule :
« Si tu veux savoir ce qui est aimable, adresse-toi à l’amour lui-même »
Une méthode est proposée :
Il nous faut à présent tâcher de l’appliquer, afin de tester sa résistance.
Tiendra-t-elle le choc dans sa confrontation au réel ?
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Axio : un livre de Cyril Arnaud
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